J.O. 143 du 22 juin 2004
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Saisine du Conseil constitutionnel en date du 19 mai 2004 présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 3, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2004-496 DC
NOR : CSCL0407359X
LOI POUR LA CONFIANCE
DANS L'ÉCONOMIE NUMÉRIQUE
Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de déférer à votre examen l'ensemble de la loi pour la confiance dans l'économie numérique, et notamment pour ce qui concerne les articles 1er et 6 de la loi.
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A titre liminaire, les auteurs de la saisine entendent rappeler leur profond attachement à l'idée d'une conciliation équilibrée entre le développement de l'internet et des réseaux numériques, formidables opportunités pour la liberté d'expression et les échanges entre individus, et la protection des autres droits et libertés fondamentaux. Qu'à cet égard, la lutte incessante contre les contenus attentatoires à la dignité humaine, d'une part, et la protection des droits de propriété intellectuelle garants d'une société de culture, d'autre part, sont deux objectifs particulièrement importants. Les potentialités de l'internet ne sauraient justifier, en aucune façon, l'affranchissement de notre cadre légal et des principes républicains. Pour autant, toute atteinte disproportionnée à la liberté de communication, à la vie privée, ou la méconnaissance du rôle du juge, ne pourrait qu'aboutir à la remise en cause du pluralisme des idées et opinions et de la liberté de pensée de chaque individu, fondements de la démocratie.
Il convient donc de montrer la formidable modernité de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 comme de notre Constitution propre à répondre aux défis lancés par la technique.
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I. - Sur l'article 1er de la loi
Le § IV du dernier alinéa de l'article 1er de la loi critiquée définit « le courrier électronique [comme] tout message, sous forme de texte, de voix, de son ou d'image, envoyé par un réseau public de communication, stocké sur un serveur du réseau ou dans l'équipement terminal du destinataire, jusqu'à ce que ce dernier le récupère ».
Alors que la version initiale de cette disposition comprenait la référence expresse à la notion de correspondance privée, un amendement d'origine parlementaire a supprimé cette précision pourtant si importante du point de vue des conséquences juridiques y étant attachées.
En l'état donc, il s'avère que cette définition du courrier électronique révèle, en premier lieu, une violation de l'article 34 de la Constitution et partant l'incompétence négative du législateur (I-1) et, en second lieu, la méconnaissance du droit à la vie privée et de la liberté de communication (I-2).
I-1. Sur la violation de l'article 34 de la Constitution :
L'article 34 C dispose que la loi fixe les règles concernant les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques. Or, il est indéniable que, parmi les libertés essentielles de chaque individu, figurent tant la liberté de communication à titre privé que le droit au respect de la vie privée.
Cest ainsi que vous n'hésitez pas à censurer, au motif d'une telle incompétence négative, des dispositions trop floues ou incomplètes dès lors que sont en cause ces droits et libertés fondamentaux (décisions no 96-378 DC du 23 juillet 1996, no 2000-433 DC du 27 juillet 2000).
En l'espèce, force est de constater que ce grief est particulièrement fondé.
En supprimant toute référence à la notion de correspondance privée dans le cadre de la définition donnée pour le courrier électronique, le législateur ouvre la possibilité de contrôle indifférencié et sans limite préétablie de l'ensemble des échanges réalisés à titre privé entre personnes préalablement identifiées.
Or, il importe de rappeler que la jurisprudence judiciaire la mieux affirmée considère que le courrier électronique constitue, sauf preuve contraire, une correspondance privée. Ainsi en a jugé récemment la Cour de cassation (Cass., 2 octobre 2001, Nikon/F. Onol). C'est une solution semblable qu'en matière pénale le tribunal de grande instance de Paris avait déjà retenu en précisant que « le terme de correspondance désigne toute relation par écrit existant entre deux personnes identifiables, qu'il s'agisse de lettres, de messages ou de plis fermés ou ouverts» (Paris, 17e chambre correctionnelle, 2 novembre 2000).
Cette jurisprudence fait écho à une jurisprudence déjà ancienne concernant les communications téléphoniques et illustrée par la cour d'appel de Metz selon laquelle « pour que la communication soit considérée comme privée, il faut non seulement que l'appel soit personnel, libre et privé, mais encore que l'ensemble de l'échange téléphonique le soit », c'est-à-dire qu'il ne manifeste de la part des correspondants « aucune volonté positive et formelle de porter un acte de communication au public » (CA Metz, 18 juillet 1980).
On le voit, une telle qualification vaut tout autant pour les courriers diffusés par la voie électronique et l'internet.
C'est toujours cette approche qui figure dans la circulaire du 17 février 1988 prise pour application de la loi du 30 septembre 1986 et affirmant qu'il y a correspondance privée « lorsque le message est exclusivement destiné à une ou plusieurs personnes, physiques ou morales, déterminées ou individualisées ».
L'importance de la qualification de correspondance privée est évidemment fondamentale dès lors qu'en son absence l'ensemble des courriers électroniques serait soumis à toutes les intrusions plus ou moins légitimes et serait, notamment, soustrait au régime protecteur de la vie privée et du secret des correspondances privées.
En particulier, ne s'appliquerait pas l'article 1er de la loi du 10 juillet 1991 disposant que « le secret des correspondances émises par la voie des télécommunications est garanti par la loi. Il ne peut être porté atteinte à ce secret que par l'autorité publique, dans les seuls cas de nécessité d'intérêt public prévus par la loi et dans les limites fixées par celle-ci. »
A cet égard, aucune justification ne peut légitimer que les courriers personnels échangés au titre de la correspondance privée ne bénéficient pas des mêmes garanties que les autres formes d'échanges effectués dans le cadre de la vie privée.
L'incompétence négative du législateur est d'autant plus évidente que l'alinéa précédent du même § IV de l'article 1er de la loi critiquée définit la communication au public en ligne en excluant de son acception toute correspondance privée.
Autrement dit, à suivre, en l'état, l'article 1er de la loi critiquée, il existerait un régime de la communication publique en ligne exclusive de la notion de correspondance privée, ce qui est logique, et un régime du courrier électronique distinct à la fois de la communication publique en ligne et de la correspondance privée. Dans ces conditions, il faudrait déduire qu'il n'existe pas d'échange de données strictement personnelles via les réseaux numériques et que la vie privée et la liberté de communication sont soumises à tous les vents parfois mauvais des risques d'intrusions non justifiées.
La spécificité des nouveaux moyens techniques de communication pose, nul ne l'ignore, des questions et des difficultés particulières. Il serait vain de le nier. Pour autant, le évolutions technologiques ne peuvent aboutir à bouleverser les catégories juridiques les mieux établies et certainement pas conduire à nier les droits et libertés fondamentaux.
On le voit, la définition critiquée est trop imprécise et incomplète et, en tout état de cause, n'apporte aucune des garanties nécessaires aux droits et libertés qui ressortent aux termes de l'article 34 de la Constitution de la compétence exclusive du législateur.
I-2. Sur la violation de l'article 2 de la Déclaration de 1789 garantissant le droit à la vie privée et de l'article 11 de la même déclaration consacrant la liberté de communication :
Il est à peine besoin de rappeler combien votre jurisprudence se veut protectrice de la vie privée de chaque individu, garantie au titre de l'article 2 de la Déclaration de 1789 (décision no 97-389 DC du 22 janvier 1997, décision no 99-416 DC du 23 juillet 1999) et de la liberté de communication proclamée par l'article 11 du même texte fondateur de notre démocratie (décision no 84-181 DC du 10 octobre 1984).
Or, l'article querellé ouvre la voie à une remise en cause spectaculaire du droit de chaque individu à conserver une part d'intimité et de vie privée dans le cadre personnel des échanges, écrits ou visuels, qu'il désire entretenir avec les autres. Comme abondamment démontré, la définition retenue par le § IV de l'article 1er de la loi a pour conséquence de sortir tous les courriers électroniques du champ de la protection due à toute correspondance privée, dont celle du secret y étant attaché. Pourtant, la vie privée comprend, par essence, le droit de communiquer avec autrui en toute sécurité et sans que quiconque puisse s'immiscer dans cet échange.
Certes, et les auteurs de la saisine ne le nient pas, il peut être nécessaire de concilier ce droit fondamental avec d'autres droits et principes d'égales valeurs constitutionnelles, et de prévoir, à cette fin, des mécanismes permettant de limiter ce droit à la protection absolue des correspondances privées.
Mais une telle limitation d'un droit si fondamental ne peut être que strictement proportionnée et dirigée vers un but parfaitement justifié, exactement identifié et circonscrit. C'est dans un tel cadre que la loi permet à l'autorité publique au travers de procédures et de circonstances établies par la loi et, pour une bonne part des hypothèses, sous le strict contrôle de l'autorité judiciaire, d'intercepter des communications de nature privée protégées par le secret des correspondances.
C'est notamment le cas prévu par la loi du 10 juillet 1991.
En l'occurrence, la définition floue et imprécise ainsi retenue, tout comme l'absence de garanties, ne peut qu'aboutir à la soumission des courriers électroniques aux risques d'intrusion de personnes physiques ou morales alors pourtant que le message est exclusivement destiné à une ou plusieurs personnes, physiques ou morales, déterminées ou individualisées.
Une telle conséquence directement liée à cette définition est évidemment inadmissible au regard du droit à la vie privée et à la liberté de communication entre personnes physiques et morales.
En réalité, la question n'est pas celle des interceptions de communication à des fins de maintien de l'ordre public servi par des instruments juridiques adaptés. Il s'agit, en fait, d'ouvrir sur un affaiblissement de la notion même de correspondance privée afin de tracer l'échange de tous les fichiers illégaux. En disqualifiant de la sorte le courrier électronique, il est envisagé de contourner les exigences constitutionnelles, dont celle du secret des correspondances propres à la vie privée, protégeant la correspondance privée.
Certes, l'internet, symbole des potentialités immenses des réseaux numériques, permet au travers de correspondances a priori privées de faire circuler des créations immatérielles protégées au titre du droit d'auteur mais sans respecter le pouvoir exclusif du créateur, et de ses ayants droit, sur son oeuvre. Il faut l'affirmer radicalement : la protection de la culture et des contenus artistiques mérite la plus grande attention et des mesures adaptées. Les auteurs de la saisine entendent continuer à travailler dans ce sens comme ils l'ont toujours fait. Toutefois, la défense de la propriété intellectuelle ne saurait conduire à prévoir des règles disproportionnées au regard des droits et libertés constitutionnellement protégés.
Surtout quand la légitime volonté d'empêcher l'échange de fichiers illégaux porteurs de contenus culturels protégés par les droits de propriété intellectuelle peut être satisfaite sans que soit annihilée la nature privée de la majorité des courriers électroniques.
Ce point est évidemment tout à fait central dans la perspective de la loi pour la confiance dans l'économie numérique.
(i) En effet, un service qui diffuse à des personnes indifférenciées des messages dont le contenu ne peut, par définition, être personnel ne peut être considéré comme diffusant de la correspondance privée (voir en ce sens : Cass. crim., 25 octobre 2000). Dès lors que le courriel en cause n'est pas envoyé à raison de l'identité d'un ou plusieurs destinataires, on retrouve la qualification de communication en ligne au public. La lutte contre le piratage des oeuvres de création protégées par un droit d'auteur peut alors trouver les ressources juridiques utiles aux fins d'agir dans le respect des droits et libertés dont la liberté de communication.
Une distinction pouvant alors être établie entre la correspondance privée et les courriers envoyés à une liste de diffusion, à l'instar d'un publipostage, ou les forums de discussion.
On rappellera cependant, à cet égard, que l'article 3 de la loi no 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication indique que « le secret des choix faits par les personnes parmi les services de télécommunications et parmi les programmes offerts par ceux-ci ne peut être levé sans leur accord ».
(ii) On doit également ajouter que la directive du 22 mai 2001 tendant à l'harmonisation de certains droits d'auteur, laquelle fait l'objet d'un projet de loi de transposition devant être examiné par le Parlement, comporte des dispositions de nature à satisfaire l'indispensable besoin de protection des oeuvres circulant sur l'internet. Ainsi, ladite directive prévoit des mécanismes techniques propres à empêcher la copie illicite des oeuvres couvertes par le droit d'auteur ; le contournement de ces mesures étant constitutif d'une infraction pénale. Dans ces conditions, et sous la réserve que ce projet de loi de transposition satisfasse les droits constitutionnels, il sera possible pour les ayants droit de contrarier, grâce à des procédés technologiques appropriés, l'échange de fichiers illégaux destinés à porter atteinte aux droits d'auteur.
Mais si cette évolution, en soi déjà fort intrusive, devait s'allier avec une négation de tout caractère de correspondance privée du courrier électronique, il faudrait alors redouter que l'internet devienne un espace d'épanouissement de tous les Big Brothers, patentés ou non, amateurs ou professionnels.
(iii) On ajoutera que les mots achevant le paragraphe critiqué « , jusqu'à ce que ce dernier le récupère » accroissent les risques et les craintes pour la vie privée et la liberté de communication.
Une telle notion de courrier électronique aléatoirement protégé par le secret des correspondances laisse songeur. Faut-il en déduire que tout courriel attendant que son destinataire, précisément identifié, l'ouvre, au retour de sa journée de travail ou de ses vacances, est accessible par un tiers sans limites et pour tout motif ? Par analogie, faudrait-il accepter que les courriers de papier laissés dans une boîte aux lettres ou en poste restante ne soient pas couverts par le secret de la correspondance ?
Il n'est pas indifférent de rappeler que l'article 226-15 du code pénal punit d'un an de prison et d'une amende « le fait, commis de mauvaise foi, d'ouvrir, de supprimer, de retarder ou de détourner des correspondances arrivées ou non à destination et adressées à des tiers ou d'en prendre frauduleusement connaissance ».
Il importe, aussi, de souligner que l'adresse IP de chaque personne utilisant l'internet, soit donc son adresse de raccordement au réseau, est considérée tant par la CNIL que par le Groupe de l'article 29 institué au titre de la directive de 1995 (« Le respect de la vie privée sur internet. - Une approche européenne intégrée sur la protection des données en ligne », 21 novembre 2000) ou le Groupe international sur la protection des données dans les télécommunications (31e réunion du groupe, 26 et 27 mars 2002, Auckland), comme une donnée à caractère personnel devant être protégée par les règles applicables à la matière.
On le voit, la définition en cause, incomplète, autorise les dérives les plus spectaculaires au point de risquer, paradoxalement, de rompre toute confiance dans l'environnement numérique et de porter atteinte de façon disproportionnée au droit à la vie privée et à la liberté de communication.
La censure est certaine.
II. - Sur l'article 6 de la loi
II-1. Sur la responsabilité des prestataires :
Cet article 6 dispose que les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d'écrits, d'images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services pourront voir leurs responsabilités civile et pénale engagées du fait des activités ou des informations stockées à la demande d'un destinataire de ces services, si elles avaient effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles n'ont pas agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l'accès impossible.
L'information du caractère illicite est présumée acquise par le prestataire dès lors que ce caractère lui a été notifié selon une procédure et des formes déterminées par la loi. Par ailleurs, le fait de dénoncer un tel contenu en le sachant licite dans le but d'en obtenir le retrait ou d'en faire cesser la diffusion est pénalement sanctionné.
Il s'ensuit que cette disposition fait peser sur les prestataires techniques le risque d'engagement de leur responsabilité, pénale ou civile, en cas de diffusion d'informations illicites sur un site internet qu'ils se bornent à héberger ou auquel ils permettent l'accès sans pour autant en maîtriser le contenu. Il est donc vraisemblable, voire inévitable malgré les timides débuts d'encadrement, que, appliquant alors une sorte de principe de précaution, lesdits hébergeurs cessent de permettre l'accès au public d'une information dès qu'une personne physique ou morale leur aura notifié le caractère illicite ; et ce sans vérifier le bien-fondé de la demande ou prendre le temps effectif de s'en assurer.
Cette problématique n'est pas nouvelle. Elle est au centre de nombreuses interrogations sur la conciliation entre la liberté de communication et d'expression et la protection d'autres droits et libertés d'égale valeur constitutionnelle. Elle renvoie, en outre, à l'efficacité et à la constitutionnalité des mécanismes juridiques pertinents pour assurer cet équilibre.
Vous avez déjà été saisi à deux reprises de cette question. Les deux fois, vous avez censuré les dispositifs élaborés par le législateur (décisions no 96-378 DC du 23 juillet 1996, no 2000-433 DC du 27 juillet 2000) au motif de la violation de l'article 34 de la Constitution.
Au cas présent, le mécanisme retenu encourt la même critique (II-1.1) et, de surcroît, méconnaît l'article 11 de la Déclaration de 1789 (II-1.2), l'article 66 de la Constitution et ensemble l'article 16 de la Déclaration de 1789 et le droit à un procès équitable (II-1.3).
II-1.1. Sur la violation de l'article 34 de la Constitution et ensemble les articles 8 et 9 de la Déclaration de 1789 :
Certes, le mécanisme critiqué est présenté comme une transposition de la directive européenne du 8 juin 2000 sur le commerce électronique. En outre, le régime institué est présenté sous une forme favorable pour les prestataires dans la mesure où le principe est celui de l'exclusion de leur responsabilité, sauf s'ils ne défèrent pas « promptement » à une notification, sorte d'injonction non judiciaire de faire, adressée à eux par un tiers.
Pourtant, force est de constater que la compétence réservée au législateur par l'article 34 de la Constitution en matière de libertés publiques et de détermination des crimes et délits n'est pas remplie par les dispositions en cause.
En effet, les conditions d'engagement de la responsabilité civile et pénale demeurent incertaines et sont insuffisamment précisées.
(i) D'une part, les éléments prévus au titre de la notification préalable nécessaire afin que les faits illicites soient considérés comme portés à la connaissance du prestataire concerné ne permettent pas de caractériser l'élément intentionnel de l'infraction. Or, comme vous l'avez jugé, « conformément aux dispositions combinées de l'article 9 de la Déclaration de 1789 relatif à la présomption d'innocence et de l'article 8 de la même déclaration, la définition d'une incrimination délictuelle doit inclure, outre l'élément matériel, l'élément moral, intentionnel ou non, de celle-ci (décision no 99-411 DC du 16 juin 1999).
Mais rien de tel n'est prévu en l'espèce.
L'indication des faits allégués et des justifications légales ne peuvent sérieusement suffire pour considérer que le prestataire est pénalement responsable au motif de son abstention, assimilée à un refus, de retirer le contenu visé. En effet, le prestataire concerné peut fort bien considérer que le contenu dont il s'agit, critiqué par la notification, ne constitue pas une violation de la règle alléguée. Son appréciation peut fort bien résulter d'une approche intellectuelle divergente. La règle de droit suppose parfois que deux degrés de juridiction plus un contrôle de cassation interviennent pour que l'on soit certain de la bonne qualification juridique. Peut-on décemment exiger d'une personne privée d'être certaine de son jugement ? Pour des situations évidentes, combien de cas litigieux apparaîtront ? A titre d'exemple, comment apprécier promptement si l'oeuvre est dans le domaine public ou reste couverte par un droit d'auteur ? Dès lors, il serait disproportionné de considérer que le refus de suivre une telle notification soit, en tant que tel, de nature à fonder la responsabilité pénale ou civile de l'hébergeur.
(ii) D'autre part, et cela vaut tout également pour la responsabilité civile que pour la responsabilité pénale, la notion de « promptitude à agir » laisse dans l'incertitude. Celle-ci pourra varier selon la nature du contenu, selon la complexité des faits dénoncés, selon les moyens et la nature de la structure du prestataire, selon le nombre des notifications adressées et en cours de traitement,...
On le voit, une telle notion ne peut sérieusement servir à fonder un mécanisme de responsabilité civile et pénale spécifique.
A ce double égard, le fait que la directive du 8 juin 2000 envisage un tel mécanisme de responsabilité est parfaitement indifférent. Comme pour toutes les directives communautaires, celle-ci constitue un objectif à atteindre dans le respect du droit constitutionnel de chaque Etat membre. Si le droit national permet déjà de satisfaire cet objectif, il n'est nul besoin d'ajouter au droit positif, surtout si cette modification méconnaît les droits et libertés fondamentaux. Or, en l'espèce, qu'il s'agisse de la responsabilité pénale ou de la responsabilité civile, les procédures existantes comme la jurisprudence montrent que la responsabilité du prestataire peut être engagée dès lors qu'il a continué à héberger un contenu illicite en connaissance de cause.
De ce chef, la censure est déjà encourue.
II-1.2. Sur la violation de l'article 11 de la Déclaration de 1789 :
Le mécanisme contesté conduit donc à transférer aux in- termédiaires techniques le pouvoir de retirer, on non, des données mises en ligne par un tiers ou d'en rendre l'accès impossible sur la base d'une simple présomption d'illicéité.
A cet instant, il importe de marquer que c'est la liberté de communiquer des idées et des opinions qui se trouve menacée, l'appréciation subjective d'un tiers pouvant aboutir à une impossibilité de diffusion et d'expression. Plus gravement encore, il fait relever que ce pouvoir d'empêcher l'exercice d'une telle liberté appartient à un duo de personnes morales ou physiques, privées ou publiques : un tiers qui dénonce et un prestataire qui exécute. Duo déséquilibré puisque le second risque sa responsabilité s'il ne défère pas à l'injonction du premier. La liberté de communication et d'expression devient l'otage de ce rapport de forces à l'issue connue d'avance.
(i) Ce mécanisme défie directement votre jurisprudence en introduisant un dispositif produisant des effets équivalents à un régime d'autorisation préalable en matière de liberté de communication.
Le caractère essentiel de cette liberté vous a déjà conduit à juger que « la libre communication des pensées et des opinions, garantie par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ne serait pas effective si le public auquel s'adressent ces quotidiens n'était pas à même de disposer d'un nombre suffisant de publications de tendances et de caractères différents ; qu'en définitive l'objectif à réaliser est que les lecteurs qui sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par l'article 11 de la Déclaration de 1789 soient à même d'exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions ni qu'on puisse en faire l'objet d'un marché » (décision no 84-181 DC du 10 octobre 1984).
C'est en vous fondant sur ce raisonnement que vous avez invalidé plusieurs dispositions de la loi sur la presse de 1984 qui confiaient à une commission, pourtant de nature administrative et indépendante, le contrôle des concentrations dans ce secteur avec le pouvoir de prendre des décisions immédiatement exécutoires.
Ici, la loi critiquée va plus loin encore dans la mesure où la compétence pour interrompre la diffusion d'un contenu appartient à des personnes privées qui, d'une certaine manière, disposeront d'un pouvoir d'autorisation préalable de diffusion des contenus.
C'est dire que la méconnaissance de l'article 11 est flagrante.
Car, il ne faut pas être grand clerc pour imaginer ce que sera la situation d'un prestataire confronté aux demandes répétées de plusieurs grands groupes industriels ou financiers, notifiant régulièrement que tel ou tel contenu leur paraît porter atteinte, par exemple, à leurs droits de propriété intellectuelle, marque, dessins, modèles, droits d'auteurs, brevets... Le risque est bien celui de l'hypothèse censurée par vous au titre de la protection de la liberté d'expression et de communication des idées et opinions face à la puissance de certains intérêts privés.
C'est donc le plus souvent l'appréciation de ces personnes morales qui établira les critères de ce que l'on peut ou non diffuser sur l'internet.
(ii) Certes, les auteurs de la saisine n'ignorent pas que la liberté de communication doit, dans certaines circonstances, être conciliée avec d'autres droits et libertés.
Plus que d'autres moyens de communication, l'internet permet de véhiculer des atteintes à la dignité humaine ou aux droits de propriété intellectuelle. L'unanimité se fait pour dire que la lutte contre ces contenus inacceptables qui heurtent nos âmes et conscience ou notre conception d'une société de culture doit être sans faiblesse. Elle ne doit cependant pas conduire à affaiblir trop significativement la liberté d'expression et de communication.
Il se trouve que sont prévues, dans le texte critiqué, des règles propres à faire cesser le plus rapidement possible la diffusion de ces contenus illicites :
- s'agissant, tout d'abord, du combat si important contre les contenus faisant l'apologie des crimes contre l'humanité, l'antisémitisme, le racisme, ou la pédophilie, la loi critiquée a prévu en son § 7 un mécanisme particulier, paradoxalement moins contraignant que celui présentement critiqué ;
- concernant, ensuite, la nécessaire lutte contre le piratage, le dispositif proposé est disproportionné par rapport au but recherché dès lors que le § 8 de la même loi organise, expressis verbis, une procédure confiant à l'autorité judiciaire la compétence pour prendre sur référé ou sur requête toute mesure permettant de prévenir ou de faire cesser un dommage causé par un contenu de service de communication en ligne.
De même, l'article L. 332-1 du code de propriété intellectuelle est complété par l'article 8 de la loi pour renforcer les pouvoirs du président du tribunal de grande instance d'agir par la voie de l'ordonnance sur requête au titre de la procédure de saisie-contrefaçon.
On le constate, la protection des contenus est largement servie par différents mécanismes qui s'appuient sur le rôle du juge judiciaire tout en permettant d'agir rapidement. Comme cela a été exposé lors des débats parlementaires, il convient, en la matière, de réagir vite. Le juge des référés ou sur requête est le juge des évidences autant que de l'urgence. Aucune personne privée, aussi bien informée soit-elle, ne saurait se substituer à cet office de l'autorité judiciaire.
Quant à la possible recherche de responsabilité du prestataire, elle pourra, à la suite de l'action judiciaire d'urgence, être engagée, le cas échéant, sur le terrain de l'article 1382 du code civil, en matière civile, ou sur le terrain de la complicité, du recel ou de toute autre qualification classique de notre droit pénal.
Autrement dit, la conciliation entre la liberté de communication et d'expression et d'autres droits et libertés est satisfaite par notre système juridique et judiciaire actuel amélioré par les modifications tendant à conférer de nouveaux pouvoirs d'agir en urgence au juge judiciaire.
En définitive, il apparaît que le mécanisme critiqué n'apporte pas à l'objectif poursuivi une contribution justifiant qu'il soit porté une atteinte aussi grave à la liberté de communication et d'expression.
II-1.3. Sur la violation de l'article 66 de la Constitution et de l'article 16 de la Déclaration de 1789 et ensemble les droits de la défense :
Les griefs précédents mettent en lumière, de surcroît, le fait que l'atteinte grave à cette liberté peut être commise à l'écart de l'autorité judiciaire et de son rôle de gardienne de la liberté individuelle (i) et hors de tout droit à un recours effectif et sans respect des droits de la défense (ii).
(i) Certes, comme on l'a vu, le recours au juge pour faire cesser un dommage causé par un contenu diffusé sur l'internet est toujours possible. Ce qui prouve, au surplus, que les tiers auront désormais le choix entre la voie judiciaire et la voie expéditive de la justice privée. Les mêmes droits et libertés sont en cause, mais les tiers peuvent choisir le niveau des garanties dont ceux-là peuvent bénéficier !
A vrai dire, une telle démarche est assez inédite. En matière de presse, par exemple, il est acquis que l'autorité publique ne peut procéder à une saisie de journaux de son propre chef et, alors pourtant que l'ordre public est en cause, sauf à encourir la critique de la voie de fait (TC 8 avril 1935 Action française, GAJA, 12e édition, no 53). Par ailleurs, la règle, y compris pour prévenir des atteintes à l'honneur ou à la vie privée, demeure le recours au juge, là encore, des référés.
En matière de liberté individuelle, il est constant que l'autorité judiciaire conserve son rôle de gardienne au point que le législateur doive donner au juge le contrôle effectif de la nécessité de toute mesure qui porterait atteinte à cette liberté et le pouvoir d'y mettre fin à tout moment (décision no 84-184 DC du 29 décembre 1984, § 34).
Cette solution s'impose d'autant plus si on rapproche l'article 66 de la Constitution de votre jurisprudence en matière de garantie de l'article 11 de la Déclaration de 1789 précitée (décision du 10 octobre 1984).
Dès lors, il n'est constitutionnellement pas possible de prévoir qu'un tiers puisse limiter l'expression d'une personne sans intervention préalable du juge judiciaire. D'autant plus que cette limitation se fait sans que les intéressés, le prestataire technique et le responsable éditorial du contenu puissent se faire entendre au préalable du retrait.
(ii) Vous êtes, à cet égard, toujours attentif à ce que chacun puisse bénéficier du droit à un recours effectif et du droit à un procès équitable comprenant les droits de la défense et le respect du principe de la contradiction (décision no 99-416 DC du 23 juillet 1999).
Exigences qui « ne concernent pas seulement les peines prononcées par les juridictions répressives mais s'étendent à toute sanction ayant le caractère d'une punition même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non judiciaire » (décision no 88-248 DC du 17 janvier 1989).
En l'occurrence, la notification des griefs, préalable au retrait du contenu contesté, n'est suivie d'aucune possibilité de défense ni de contradiction. Non seulement le prestataire n'a pas la possibilité de se faire entendre, mais, de surcroît, le responsable du contenu, non destinataire de la notification, ne peut se faire entendre auprès du prestataire ou du tiers à l'origine de la notification.
Or, elle aboutit bien à priver une personne, physique ou morale, de l'exercice d'une liberté constitutionnellement garantie.
L'inconstitutionnalité est d'autant plus grave que la situation juridique et l'étendue des droits et garanties des prestataires et des responsables des contenus dépendront du choix arbitraire fait par le tiers de recourir au juge ou bien de procéder par la voie plus expéditive de la notification préalable.
C'est en vain que l'on arguerait de l'existence d'une procédure pénale pour notification abusive, prévue au point 4 de ce § I de l'article 6. En effet, cette procédure ne peut être considérée comme une voie de recours effective dès lors qu'elle n'ouvre pas la possibilité au prestataire ou responsable éditorial de permettre le rétablissement immédiat du contenu critiqué. Or, s'agissant d'une liberté fondamentale, le droit au recours doit être le plus efficace possible et tendre au rétablissement du droit constitutionnel atteint.
L'infraction pénale spécifique ainsi créée pour réprimer l'abus de droit ne peut cependant être regardée comme offrant un recours effectif contre une décision immédiatement exécutoire et privant une personne de l'exercice d'une liberté constitutionnellement protégée.
Tout autre aurait été la situation si la procédure préalable de notification des faits reprochés avait été couplée avec l'intervention du juge judiciaire, selon une procédure d'urgence adaptée. Dans cette hypothèse, la rapidité d'exécution et les garanties des droits auraient été assurées.
Mais, en l'état, la disposition critiquée est tout simplement contraire à l'article 16 de la Déclaration de 1789 et aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.
La censure est inévitable et, fort heureusement, ne préjudiciera en rien à la protection des valeurs démocratiques et des droits d'auteurs que certains veulent malheureusement contester au travers de l'internet.
II-2. Sur les § IV et V de l'article 6 de la loi :
Le § IV de l'article 2 du projet de loi prévoit que toute personne nommée ou désignée dans un service de communication en ligne peut exiger un droit de réponse dès lors que sa demande est « présentée dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle cesse la mise à disposition du public du message justifiant cette demande ».
Le § IV bis prévoit que les délits de presse commis exclusivement sur support informatique bénéficie d'un régime de prescription spécifique puisque que le délai de trois mois au-delà duquel l'action publique et l'action civile sont prescrites court « à compter de la date à laquelle cesse la mise à disposition du public du message susceptible de déclencher l'une de ces actions ».
Le Gouvernement a tenté de justifier cette solution en alléguant que les messages diffusés sur l'internet bénéficient d'une publicité plus forte, voire croissante, que les messages diffusés sur papier ou par voie audiovisuelle, ces derniers étant « périssables, voire furtifs ». Dès lors, il a estimé nécessaire d'allonger la durée de prescription pour les messages exclusivement diffusés sur l'internet.
Cette disposition, qui a suscité de nombreuses réactions hostiles, viole le principe d'égalité devant la loi.
Jusqu'à présent, la Cour de cassation avait pris soin de juger, au visa de l'article 65 de la loi du 29 juillet 1881, « lorsque des poursuites pour l'une des infractions prévues par la loi précitée sont engagées à raison d'une diffusion sur le réseau internet, d'un message figurant sur un site, le point du départ du délai de prescription de l'action publique prévu par l'article 65 de la loi du 29 juillet 1881 doit être fixé à la date du premier acte de publication : que cette date est celle à laquelle le message a été mis pour la première fois à la disposition des utilisateurs » (Crim. 27 novembre 2001, J.-L. C./ministère public, LDH, MRAP, UEJF).
Au regard de l'objet de la loi, comme de l'intérêt général, rien ne permet de justifier une telle différence de traitement des différents supports et des différents responsables éditoriaux.
Le dispositif critiqué en fait la démonstration par sa propre incohérence.
En effet, alors que ce mécanisme dérogatoire est justifié par le fait que la mise en ligne d'une publication accroît sa publicité, les paragraphes critiqués maintiennent le droit commun quand l'article en cause est diffusé par voie de papier et par voie d'internet.
Autrement dit, un contenu qui bénéficie d'une double diffusion et donc d'une double audience, à la fois dans le temps et l'espace, est soumis au délai de droit commun de prescription de la loi de 1881. A l'inverse, le contenu diffusé via le seul internet, et qui a donc une moindre diffusion, est soumis à un délai allongé.
L'égalité est rompue pour des motifs exactement inverses au but recherché et l'intérêt général est complètement ignoré par ce mécanisme.
La réponse ainsi apportée à une question importante - l'inadmissible permanence des messages gravement contraires à l'ordre public - est clairement inadaptée et inconstitutionnelle.
C'est le sentiment qu'avait exprimé lors des débats devant le Sénat, par exemple, M. J.-J. Hyest, pourtant membre de la majorité.
C'est le même doute que l'auteur de l'amendement critiqué exprime ouvertement désormais, et encore récemment dans la presse (voir son entretien en ligne pour ZDNet, mardi 11 mai 2004, et l'article paru dans Libération, vendredi 14 mai 2004).
La censure est certaine.
(Liste des signataires : voir décision no 2004-496 DC.)